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Réalisateur en ligne
22 mai 2006

Tondues un jour, meurtries toujours...

Je suis réalisateur et je prépare un film documentaire pour France 3 sur la Libération et plus particulièrement sur l'épisode des femmes tondues. Je cherche à me replonger dans cette période de notre histoire peu glorieuse et encore taboue pour m’intéresser plus particulièrement aux femmes et au traitement dont elles furent les victimes. Mcheveuxon ambition serait de sortir des sentiers battus, cela par un véritable travail de recherche historique sur le terrain tant des archives que des témoignages et bien évidemment il n’était nullement dans mes intentions d'entrer dans "une logique de victimisation" des femmes tondues, ni de "tenter une réhabilitation". Une analyse sur les femmes à la Libération ne peut faire l'économie de mettre en relation deux réalités concomitantes: avec l'ordonnance du 21 avril 1944 qui institue l'égalité politique, les femmes votent et peuvent être élues dans les mêmes conditions que les hommes, à l'instant où la société toute entière réprime de manière sauvage un certain type de femmes, établissant de fait une différence entre les sexes. La Libération draine son flot d’images mythiques, justes, émouvantes, saisissantes, étonnamment animées et joyeuses. On y voit les jeunes filles grimper sur les chars, les baisers et les cigarettes mêlés, les armes suspendues, la foule danser, heureuse. Force est de constater que la “tondue” reste une des images fortes de cette période. En m'arrêtant longuement sur ces sinistres photos de femmes tondues sur les places publiques, je ne peux m’empêcher de ressentir avec force toute l’ambiguïté de la relation entre l’histoire et la mémoire ou les similitudes avec d'autres pratiques antérieures. Il s’agirait d'une réédition des bûchers de sorcières et de la guillotine révolutionnaire, ou d’autres exécutions en place publique soumises à l’oprobe des foules en délire. Cette façon de faire du corps des femmes un enjeu qui représente le conflit tout entier n’est pas une nouveauté de l’histoire. Il est significatif de noter la différence de traitement entre un collabo et une collabo: l’homme est tué ou emprisonné, la femme est touchée dans son corps. Les femmes deviennent des enjeux stratégiques: il faut se réapproprier leurs corps par la stigmatisation physique (la tonte). Ces corps ne sont alors plus que les symboles de quelque chose d’autre (l’occupation allemande). Est-ce parce qu’en temps de guerre, le corps des femmes devient un territoire? Les tondues de la Libération furent, pour leur part, des espaces à purifier et révèlent à quel point les circonstances de l'Occupation ont brouillé les frontières de la vie privée et publique. “Cette femme a été prise en flagrant délit d'adultère avec les ennemis de notre Nation”. Morale et politique se confondent alors pour déposséder les femmes de leur propre corps. Mais cette page de l’histoire est souvent gommée ou réduite à son expression minimum dans de nombreux ouvrages ou expositions commémoratives de la Libération. Parmi les fautes et erreurs de la France, le sort indigne réservé aux femmes accusées de complicité amoureuse avec des occupants et, plus tard, à leurs enfants, n'est pas un chapitre de notre passé dont nous pouvons être fiers. Les enfants des femmes tondues attendent encore des excuses. J’ai alors visionné des images d’archives, et je suis tombé sur des scènes d’une violence à peine soutenable. On y voyait des femmes promenées dans les rues, quelquefois nues, suivies par une foule haineuse; certaines étaient amenées devant la mairie de la ville, on leur rasait la tête pour les jeter ensuite nues dans la rue sous les insultes de la foule. On en voyait certaines être exécutées sommairement ou d’autres encore auxquelles on peignait des croix gammées sur le visage. Il se dégageait de ces images une incroyable sensation de retour à des pratiques d’un autre âge. Nous étions devant une véritable chasse aux sorcières. A quand les bûchers? Dans cette France libérée, les tontes semblent être le prétexte à un rassemblement d’une communauté retrouvée, une victoire sur la solitude. Des retrouvailles d’où naît l’exaltation collective, la foule semble communier avec le libérateur, alors que dans le même temps, les femmes tondues et l’exécution sommaire des collabos dessinent la voie violente par laquelle la révolution nationale engendre un ordre nouveau. La communauté se décharge spectaculairement du fardeau de la culpabilité collective et de ce fait, franchit un pas décisif dans un processus de guérison. On dirait, à voir les images, que la « populace » (terme de l’époque) se défait de sa propre honte… Une des difficultés de ce film vient du fait que tous les témoins de ces événements les décrivent comme odieux, insoutenables, la honte revient comme un leitmotiv, mais personne n’a bougé du fond de sa torpeur. Personne n’a su trouver le courage ou l’énergie de s’interposer au nom de l’éthique. Tous se sont comportés en semi indifférents… Les images de ces scènes de tontes me sautent à la figure alors que venais de terminer deux films où il était question du silence, silence sur des pans de notre histoire peu glorieux que l’on avait soigneusement conservés dans l’ombre, tels que la collaboration d’Etat, ou encore la déportation, les camps de concentration et d’autres horreurs de la guerre... Je voulais également expliquer le pourquoi de la difficulté qu’ont eu les déportés à parler de leur souffrance dans une France qui cherchait à se reconstruire sur l’oubli, autour de l’unité nationale. “Tondues un jour, meurtries toujours” s’inscrit dans une démarche qui est la mienne depuis de nombreuses années. Si la Libération fut un moment de joie intense pour les français, elle fut également le théâtre de ce que l’on a appelé l’épuration sauvage. Ce film traite de ce qui fut si longtemps passé sous silence, une honte collective, une gêne qui risquait de s’épaissir avec le temps: la tonte des femmes. Mon film veut approcher l’imaginaire social des identités féminines et masculines de cette période de notre histoire et interroger les circonstances dans lesquelles tout cela a pu avoir lieu. Dans une France occupée, défaite, la faillite des hommes était patente, terrible dans ce qui faisait leur image: la défense de la nation. Sans doute s’en est-il suivi un effondrement de l’image du masculin, mais également un déficit en nombre du fait des 1,7 millions de prisonniers de guerre transférés en Allemagne. La Libération dans sa traduction politique devait s’accompagner de la reconstruction de la virilité. D’ailleurs elle occupa, bien avant, une place importante dans le discours de Vichy sur les valeurs traditionnelles. Tout cela se traduisait par une angoisse masculine chez les collaborationnistes qui voyaient dans le nazisme la voie du redressement national. Cette quête du masculin hantait l’esprit du plus grand nombre. Dans ce contexte, le dramatique épisode des femmes tondues prenait tout son sens. Mais pour les femmes, la fin de l’occupation allait être une libération inachevée, dans la mesure où ce moment ne fut pas celui de la remise en question de la domination masculine, mais au contraire celui du renforcement de l’identité virile et celle de la femme au foyer. L’image des femmes tondues s’est progressivement transformée en archétypes banalisés, probablement dans le but d'être évacuée des mémoires en tant que signifiante, au point d'avoir été longtemps exclue du champ historique. Tondues de France ou de Navarre, les femmes se sont « données », dit-on, corps et âme à l'ennemi. Mais ce phénomène dépasse largement nos frontières, et que ce soit en Espagne ou en Italie, les crânes seront aussi rasés, selon une vieille coutume. Qu’elles aient été ensuite promenées dans les rues, dans une culture qui pratique l'enfermement symbolique des femmes au foyer, les a fait déchoir au rang de femmes publiques. En France, la désignation de boucs émissaires a pris alors une tournure sexuée: au trop classique voyeurisme des mâles, s'est ajouté le sentiment plus ou moins confus que ces femmes, qui avaient trahi la France en livrant leurs corps, devaient recevoir un châtiment spécifique à leur sexe. Vu sous cet angle, le sujet demeure tabou, et sera longtemps jeté sur lui un voile bien difficile à soulever. On n'aura garde d'oublier, malgré tout, que, en ce qui concerne celles qui furent accusées d'avoir dénoncé (et les délatrices avaient été nombreuses), cette humiliation leur permit assez souvent, semble t-il, d'échapper au peloton d'exécution qui attendait les délateurs. Reste que la mémoire officielle préférera refouler l'existence des "tondues". En essayant de produire dans ce film à la fois des analyses rigoureuses et des témoignages, nous montrons que la tonte des femmes à la Libération, loin d’être une bavure, fournit au contraire une indication précieuse des bases sur lesquelles s’est reconstruite la France, l’« octroi » du vote aux femmes en 1944 s’accompagnant d’un rappel violent des limites de leur droit à disposer d’elles-mêmes.
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